Dans le Midi, les temples protestants sont bien davantage que de simples édifices de culte. Nés dans la douleur, souvent reconstruits au prix de luttes silencieuses ou vibrantes, ils tissent une mémoire souterraine dont chaque mur, chaque banc, chaque plaque commémorative témoignent. Des Cévennes profondes aux artères de Nîmes ou Montpellier, ces temples sont aujourd’hui des sentinelles discrètes, à la fois racines et sources pour la foi protestante du Sud. Leur histoire fait corps avec les hommes, les femmes et les paysages du pays cévenol, languedocien ou roussillonnais.
Impossible d’évoquer le protestantisme cévenol sans s’attarder sur le temple du Désert de Mialet, situé sur l’ancien mas de la famille du chef camisard Rolland. Ce temple, inauguré en 1929 à l’occasion du Musée du Désert, n’a jamais été le siège d’une paroisse régulière. Son rôle est d’abord commémoratif et rassembleur. Chaque premier dimanche de septembre, il accueille des milliers de protestants venus des Cévennes et de la France entière pour célébrer la mémoire des assemblées secrètes dites « du Désert » (1685–1787), époque où le culte réformé était interdit. Les chiffres varient, mais on estime entre 12 000 et 20 000 personnes rassemblées lors de ces grandes assemblées annuelles (source : Musée du Désert).
Le temple, sobre, presque rustique dans son écrin de verdure, rappelle par sa modeste élévation l’humilité des « assemblées du Désert », où la foi se vivait à l’abri du regard des autorités. La chaire massive du temple de Mialet, installée à l’extérieur pour les grandes rencontres, évoque la parole prêchée sous le ciel ouvert. Plus qu’un monument, le lieu incarne la résistance spirituelle d’un peuple, et sa capacité à faire mémoire sans ressentiment.
Le temple de l'Oratoire à Nîmes est l’un des symboles majeurs du protestantisme languedocien. La ville fut, dès les années 1530, un foyer capital de la Réforme française. À la veille des guerres de Religion, environ 90 % des Nîmois étaient protestants (source : Archives de la Ville de Nîmes), ce qui valut à la cité le surnom de “Petite Genève”. Pourtant, ce n’est qu’au XIX siècle, avec le rétablissement de la liberté de culte, que la communauté put bâtir le vaste temple de l'Oratoire (1818–1821), à quelques pas de la Maison Carrée.
L’édifice, de style néo-classique, est impressionnant par sa sobriété et ses dimensions : la nef s’étend sur près de 34 mètres de long et 19 mètres de large. Telle une “maison de la Parole”, il a accueilli des foules considérables, parfois jusqu’à 3000 personnes pour les grandes fêtes. La pierre nue, les galeries latérales, la chaire centrale rappellent l’importance de l’écoute communautaire de la Bible, centrale dans la liturgie réformée. De nombreux plaques de marbre témoignent aussi de persécutions passées, mais sans ostentation, dans une logique de “souvenir pour l’espérance”. Nîmes, par son temple, reste aujourd’hui encore l’une des cités où la mémoire protestante irrigue la vie urbaine, l’engagement social et l’art de vivre ensemble.
Au cœur de Montpellier, le temple de la rue Maguelone — dit “Temple Maguelone” — fut construit entre 1865 et 1867 à une époque où la communauté réformée comptait plus de 6 000 membres. Montpellier fut une place protestante majeure dès les temps de la Réforme, mais la plupart des temples antérieurs furent détruits pendant les guerres de Religion ou convertis à d’autres usages. L’actuel temple évoque la résilience et la modernité du protestantisme urbain au XIX siècle. Sa conception néogothique, inspiée par Viollet-le-Duc, tranche par rapport à la plupart des édifices plus sobres du Languedoc (La Dépêche du Midi, 2017).
La nef élancée, le concert des vitraux (très rares dans les temples réformés), la croix huguenote incrustée témoignent d’un protestantisme désireux d’affirmer sa place dans la cité, mais aussi son ouverture. Aujourd’hui, le temple de Maguelone est un lieu vivant, accueillant des concerts et dialogues interreligieux, symbole d’une foi engagée dans la vie culturelle et sociale du Sud.
Entre 1685 et 1787 (révocation de l’Édit de Nantes et édit de tolérance), la pratique réformée fut interdite dans tout le royaume. Les “temples du Désert” — au sens propre comme au figuré — étaient souvent des assemblées de plein air, cachées dans les bois, les grottes, les vallons. La “Grotte de la Cocalière” près de Saint-Ambroix ou la “Fontaine des Camisards” à Ners en sont des exemples connus.
La mémoire locale conserve l’usage du terme “prêcher dans le désert” pour qualifier ces rassemblements clandestins. Encore aujourd’hui, ces sites servent chaque année de point de rassemblement commémoratif, comme au mont Aigoual ou à la tour de Constance (source : Ministère de la Culture / Inventaire général).
L’édit de Tolérance (1787) marque un tournant : pour la première fois depuis 100 ans, les protestants peuvent revendiquer l’édification de lieux de culte officiels. Sur les terres du Midi, cette liberté se traduit par une véritable floraison de temples entre 1789 et 1850. On estime qu’à Nîmes, Alès, Uzès, Montpellier ou Anduze, près de 500 temples furent bâtis en moins de deux générations (Archives du Protestantisme Français).
L’essor de ces temples accompagne un renouveau de la vie paroissiale, une insertion discrète mais réelle dans les villages, et installe le protestantisme comme un fait social du Midi, à la fois enraciné et ouvert.
Si Nîmes ou Montpellier impriment leur marque, c’est dans les vallées et plateaux isolés de la Lozère, du Vivarais (Ardèche méridionale), du Gard ou du Haut-Languedoc que se découvre le vrai visage rural du protestantisme méridional.
L’ancrage rural du protestantisme se manifeste par la simplicité de l’architecture templière : salles blanches, mobilier en châtaigner du pays, absence d’images. Beaucoup de ces temples demeurent aujourd’hui le lieu unique de rassemblement de villages très dispersés, gardant allumée la “lampe de la fidélité” plusieurs siècles après le Désert.
Caractéristique première des temples du Languedoc-Roussillon : la sobriété extrême. Inspirée du minimalisme calviniste, l’architecture refuse tout ornement superflu pour recentrer la communauté autour de la Parole.
Exception notable au XIX siècle : le retour d’éléments néogothiques ou néo-classiques, en particulier pour les temples des capitales régionales — signe d’une volonté d’intégration dans le paysage urbain français (source : Benoît Bories, « L’architecture protestante du Midi », CNRS).
Les protestants du Midi ont payé cher le prix de leur fidélité. Entre 1620 et 1685, plus de deux cents temples furent détruits dans les diocèses du Languedoc, du Vivarais et du territoire Cévenol (Émile Doumergue, « Histoire des Églises réformées de France »). Mais la mémoire collective n’a pas gardé seulement la trace de la violence ; elle célèbre aussi les reconstructions courageuses. Certains villages comme Anduze ou Saint-Jean-du-Gard ont vu trois ou quatre édifices successifs s’effondrer ou renaître, en fonction des lois ou des guerres : c’est là un témoignage de persévérance sur plus de trois siècles.
Des temples-caves, bâtis semi-enterrés, permirent aussi de “dissimuler” le culte : on peut encore en observer les vestiges dans le Gard ou l’Hérault, notamment à Cournonterral. La transmission orale, les chants de psaumes, les croix huguenotes portées en secret, tout cela a participé à la reconstitution sociale et spirituelle des communautés, une fois la paix revenue.
Certains temples du Midi — le Désert de Mialet, le temple du Mas Soubeyran, le temple de Maguelone à Montpellier, celui d’Uzès — ne sont pas seulement les décors d’un passé figé. Ils restent aujourd’hui des lieux de mémoire vivante.
Dans certains cas, le temple fédère aujourd’hui au-delà du simple cercle des protestants : lieux de dialogue interreligieux, d’accueil pour les “gens de passage”, les temples sont plus perméables aux questions contemporaines qu’on ne le croit. Leur fonction de “veilleuse” sur le territoire, de vigie éthique ou de point de ralliement en fait des repères pour croyants et non-croyants.
À l’heure où la pratique religieuse fléchit, de nombreux temples historiques du Midi refusent de n’être que des musées. Leur rôle s’affirme dans la transmission :
Lieux ressources, ouverts à tous, ces temples continuent d’incarner la fidélité à l’Évangile et l’engagement civique propre au protestantisme méridional, sans nostalgie, mais avec la conviction apaisée d’être porteurs d’une histoire qui a encore à dire, aujourd’hui et demain.