À la fin du XVII siècle, le protestantisme languedocien et cévenol vit un basculement tragique : la révocation de l’Édit de Nantes (1685) par Louis XIV et, peu après, la mise en œuvre des dragonnades. Les dragonnades ne se résument pas à de simples passages de troupes : elles furent une méthode de persécution planifiée, pensée par l’État pour éradiquer le protestantisme des provinces du Sud, notamment le Languedoc, le Vivarais et le Dauphiné. Leur objectif : obtenir la conversion massive des huguenots au catholicisme, et ce, par la force et l’humiliation.
Le terme « dragonnade » tire son nom des dragons, unités de cavalerie légère, que l’on logeait chez les familles protestantes. Ces soldats, souvent déplacés loin de leur région d’origine, arrivent « en garnison » de façon brutale, dans les maisons huguenotes choisies pour « inciter » à l’abjuration. Louis XIV lui-même écrira à ce sujet : « Il n'y a rien de tel que de loger les dragons chez eux pour les faire rentrer dans le devoir » (Lettres du roi, Gallica BnF).
Les dragonnades apportent leur lot de souffrances physiques et psychologiques. Les dragons, déjà mal payés, reçoivent « quartiers libres » pour se payer sur l’habitant. Pillages, destructions, vexations, violence sexuelle et humiliation quotidienne deviennent le lot de villages entiers. On enferme parfois plusieurs dragons chez une seule famille, exigeant d’elle nourriture, vin, argent et parfois jusqu’à la dernière chemise. Les témoignages font frémir :
L’institution de l’« abjuration forcée » est directement liée à ces formes d’intimidation. Les registres d’abjurations, consultables encore aujourd’hui dans plusieurs mairies cévenoles et héraultaises, témoignent d’une accélération des conversions entre 1685 et 1687 (Musée protestant), souvent opérées à la suite d’actes d’une extrême violence.
L’effet immédiat des dragonnades est visible : la carte protestante semble s'effacer en quelques mois. Beaucoup cèdent (au moins en apparence), comme à Saint-Hippolyte-du-Fort où plus de 95% des protestants signent une abjuration. Mais la fracture est profonde et ambivalente. Si certains plient, la majorité des Cœurs restent liés à la foi réformée, pratiquée désormais dans la clandestinité, « au Désert », dans la forêt, les granges, les grottes.
On aura beau chercher les prémices de la révolte camisarde dans telle ou telle figure prophétique ou dans la vigueur d’un ‘’parti protestant’’ local, tout fut nourri dès l’origine par cette violence d’État des dragonnades. Les Camisards naissent dans la fournaise provoquée par la persécution armée. Cette révolte ne s’est pas déclenchée tout de suite : il faudra une génération, une transmission clandestine de la foi, un patient lent travail souterrain pour qu’elle explose au grand jour, en 1702.
Le 24 juillet 1702, l’assassinat de l’abbé du Chayla, geôlier réputé pour sa cruauté envers les “Nouveaux Convertis” au Pont-de-Montvert, marque le début du soulèvement camisard. Or, ce n’est pas un hasard si les meneurs (comme Abraham Mazel) sont fils ou petits-fils de victimes des dragonnades. Dans les témoignages collectés, la mémoire de la violence des dragons est omniprésente.
On note par exemple la déclaration du chef camisard Jean Cavalier :
“Nos pères ont tout perdu : leur maison, leur nom, leur livre et leur foi. Mais ils ont gardé l’espérance, et de cela, nous faisons une arme.”
Le soulèvement s’ancre donc dans la douleur familiale — et dans le refus de disparaître. On constate aussi que les premiers rassemblements armés se forment autour de villages jadis les plus frappés par les dragonnades : Fraissinet-de-Lozère, Saint-Jean-du-Gard, Anduze.
La mémoire collective des dragonnades est indissociable de celle de la résistance camisarde. Dans les Cévennes, chaque temple reconstruit, chaque inscription sur une pierre gravée (« leurs enfants ont relevé le temple » à Mialet) raconte la survivance d’une foi qui a refusé l’anéantissement. Beaucoup de familles cévenoles gardent encore, dans leurs archives, le vieux “psautier du Désert” ou la Bible secrète, pieusement cachés quand les dragons fouillaient les maisons.
Chaque année, lors des assemblées du Désert au Mas Soubeyran, on entend résonner la mémoire de ces années sombres, mais aussi l’appel prophétique à la fidélité, à la tolérance, au refus de la violence comme instrument d’État.
Au-delà de son ancrage cévenol, l’histoire des dragonnades et de la révolte camisarde questionne la place de la foi, la notion de conscience, et le rapport entre religion et pouvoir politique. Les textes bibliques chers aux Camisards — par exemple, « Il est nécessaire d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (Actes 5:29) — trouvent ici un écho bouleversant. La répression violente voulue par le pouvoir a donné naissance, non à l’effacement du protestantisme dans les Cévennes, mais à sa résistance singulière.
Aujourd’hui, redécouvrir cette page d’histoire, c’est aussi réfléchir à notre capacité à transformer l’épreuve collective en force morale et communautaire. Les dragonnades ont nourri une mémoire qui reste vive et, paradoxalement, elles ont contribué à façonner, dans le Midi protestant, une culture de la résistance, un refus obstiné de la fatalité, une soif de liberté spirituelle.