Le 18 octobre 1685, un parchemin officiel sort du cabinet de Louis XIV. Par la révocation de l’édit de Nantes, le roi met brutalement fin à près d’un siècle de fragile coexistence religieuse. Mais dans les Cévennes, déjà rendues âpres et fières par les temps de disette et de résistance, cet acte retentit comme un coup de tonnerre.
Pour les protestants cévenols, l’édit de Nantes n’était pas seulement un texte juridique. Il était la garantie, certes imparfaite mais bien réelle, d'une place au cœur de leurs villages, dans leurs temples, dans la mémoire de chaque famille. En un instant, ces droits sont arrachés, ouvrant une période de violence, d’exil et d’invention spirituelle, dont les échos vibrent encore dans nos paysages.
La France, en 1685, compte entre 700 000 et un million de protestants (source : Denis Crouzet, La Nuit de la Saint-Barthélemy, Fayard 1994). Les Cévennes, surtout le Bas-Languedoc et la région du Vigan, en concentrent une part significative : selon Patrick Cabanel (Chemins protestants, 2022), entre 25 % et 30 % des habitants du département actuel du Gard se déclaraient réformés. Rien d’étonnant à ce que la révocation ait provoqué une onde de choc sans précédent dans ce Sud protestant.
On associe souvent la Révocation à la naissance du « Désert », terme qui désigne la période (1685-1787) où le protestantisme français fut condamné à la clandestinité. Dans les Cévennes, le « Désert » a un visage : c’est la montagne, les grottes, les forêts isolées. Les assemblées religieuses y sont tenues de nuit, sous la menace permanente de la maréchaussée.
Chaque famille cache sous ses planches ou dans la laine du grenier une Bible, souvent minuscule, précieuse comme une relique. D’impressionnantes anecdotes consacrent cette ruse du cœur cévenol :
La clandestinité forge une identité protestante enracinée, inventive, solidaire. Le Désert n’est pas seulement le temps de l’absence, il devient le creuset d’une foi qui s’épure, d’une liturgie essentielle, transmise à voix basse autour des pierres levées.
Il ne s’agissait pas seulement d’une oppression extérieure. La révocation provocait un véritable séisme intérieur, où la fidélité à la foi se frottait à la tentation du reniement, aux blessures du soupçon et parfois à la jalousie. Le synode de Nîmes note en 1687 : « Grande est la tentation de fléchir, non par faiblesse mais pour préserver les siens. »
Les familles éclatent : certains abjurent, d’autres choisissent l’exil (à Genève, à Schaffhouse, en Hollande, dans les principautés protestantes allemandes). Ce sont plus de 10 % des protestants cévenols qui prennent le chemin du Refuge (selon Pierre-Yves Kirschleger, L’Histoire du protestantisme, Ed. Tallandier, 2019). Beaucoup laissent tout, parfois sans rien dire, pour éviter de compromettre leurs proches restés au pays.
Le lien social vacille. Les notables réformés sont démis de leurs fonctions, appauvris, rayés de la carte civile ; les assemblées villageoises deviennent suspectes. Mais, paradoxalement, c’est dans cette nuit que la solidarité pastorale renaît : de jeunes prédicants (Jean Cavalier, Pierre Laporte) traversent les vallées pour visiter, consoler, exhorter.
La révocation ouvre la voie à une guerre civile de basse intensité, qui débouche vingt ans plus tard sur la Guerre des Camisards. Entre 1702 et 1704, les Cévennes deviennent le théâtre d’un soulèvement unique dans l’histoire religieuse européenne. À peine 3 000 insurgés (source : Challenges), mais toute une population qui leur porte secours, les ravitaille, les cache.
Le soulèvement s’alimente aux blessures laissées par la Révocation. On murmure alors que chaque maquisard a un frère ou un père mort en prison à Montpellier, ou envoyé aux galères (près de 2 000 Protestants y sont condamnés entre 1685 et 1715, source, Ministère de la Culture).
La répression est d’une brutalité inédite, mais la flamme du protestantisme cévenol survit : c’est au cœur de la violence que va se structurer une nouvelle mémoire collective, jusqu’aux festivals commémoratifs du XXI siècle (ex : Assemblée du Désert à Mialet).
Comment la révocation de l’édit de Nantes a-t-elle marqué, jusqu’à aujourd’hui, le « panorama moral » des Cévennes ? On y retrouve :
Aujourd’hui, les sociétés cévenoles, traversées par la sécularisation, gardent ce goût pour le débat, la solidarité de village, la discrète ferveur. D’un traumatisme sont nés une audace, une hospitalité, une fidélité.
Le bouleversement de 1685 ne s’est pas refermé : il irrigue encore la façon dont se vivent ici la pluralité, la résistance, le goût biblique pour la justice. Pour comprendre la Cévenne d’aujourd’hui, il faut écouter cette mémoire blessée, mais debout.
Écouter le silence des forêts cévenoles, c’est percevoir encore l’écho têtu de ces vies bouleversées. L’histoire de la Révocation, ici, reste une école de fidélité et de liberté partagée.