Au début du XX siècle, le Midi protestant est enraciné dans ses terroirs, marqué par un sentiment d’appartenance intensifié par la mémoire huguenote et la vie paroissiale. Les villages cévenols, le Languedoc, le Roussillon vivent à leur rythme — agricole, artisanal, commerçant, religieux — lorsque la Première Guerre mondiale éclate en 1914. Le choc est immédiat : la mobilisation générale pénètre jusqu’aux hameaux les plus reculés. Le clivage entre protestants et catholiques, si central dans le XIX siècle, passe ici au second plan : c’est la France tout entière qui bascule dans la guerre, et les protestants, souvent patriotes, s’y engagent avec ferveur.
Pour comprendre les impacts profonds de ces conflits sur les communautés protestantes du Sud, il faut prendre en compte plusieurs dimensions — l’hémorragie démographique, la recomposition de la solidarité locale, les oscillations entre fidélité à la nation et attachement à la minorité, le bouleversement spirituel et théologique qu’entraîneront ces deux guerres.
La Première Guerre mondiale provoque un saignement terrible dans un Midi où les protestants représentent entre 10 et 30 % de la population selon les vallées (notamment dans le Gard, l’Hérault, la Haute-Loire). À l’instar du reste du pays, la saignée démographique est partout visible. On estime qu’environ 16 000 hommes du Gard sont morts au front (source : INSEE), et dans les villages protestants, les plaques commémoratives se noircissent de noms. À Vialas, à Saint-Jean-du-Gard, à Mialet, jusqu’à 10 % de l’effectif masculin adulte peut disparaître en quatre ans.
Les femmes, déjà souvent actrices-clés dans la vie ecclésiale, deviennent les véritables « gardiennes du temple ». L’absence des hommes métamorphose la communauté :
L’Église locale devient, plus qu’avant, un réceptacle d’attention sociale et d’accueil. Un pasteur du Vigan évoque en 1915 : « Nos tables sont plus pauvres et pourtant les repas sont plus partagés qu’avant-guerre » (Lettre, Archives paroissiales du Vigan, 1915).
La culture protestante cévenole, encore nourrie d’une mémoire des persécutions et d’une identité de minorité, se retrouve confrontée à un douloureux mais noble paradoxe : défendre la patrie fut entendu ici comme un devoir d’autant plus fort que la République, depuis 1789, avait garanti la liberté de culte.
Le retour des survivants laisse le milieu paroissial hériter d’une double expérience : beaucoup rapportent un élargissement d’horizon (contact des soldats venus d’ailleurs, montée de l’idée européenne) et, en même temps, une grande fatigue morale, voire une crise de foi.
La Seconde Guerre mondiale vient éprouver différemment le peuple protestant du Midi. Si la mobilisation de 1939 est moins meurtrière (les chiffres exacts sont difficiles à établir, mais la mortalité directe au front est cinq fois inférieure à celle de 14-18, source : Ministère des Armées), c’est sur le plan de la conscience et du courage civil que le protestantisme cévenol va se distinguer : l’accueil, puis la protection de milliers de réfugiés, notamment juifs, traqués par Vichy et l’Allemagne nazie.
Pourquoi cette mobilisation protestante, souvent disproportionnée par rapport au nombre de fidèles locaux ? Plusieurs éléments expliquent cet engagement :
La Libération marque une nouvelle étape : le bilan est lourd, mais le tissu paroissial n’est pas brisé. Au contraire, l’engagement diaconal, l’éducation populaire, la réflexion œcuménique sortent renforcés de l’épreuve.
Aujourd’hui, les communautés protestantes locales du Midi portent, dans leurs gènes, cette mémoire d’épreuve et de solidarité. Beaucoup de temples luttent contre la désertification rurale, la fragmentation générationnelle, mais gardent ce réflexe de résistance spirituelle : entraide, accueil de migrants, engagement pour la justice.
Au creux des vallées cévenoles ou sur les terres du Languedoc, cette mémoire des guerres mondiales a tissé un rapport singulier à l’histoire, au courage, à la discrétion. Ni héroïsme tapageur ni oubli : mais la conviction profonde qu’une foi minoritaire traverse le siècle lorsqu’elle sait conjuguer fidélité et ouverture, engagement pour l’autre et humilité.
La Croix du Sud, sur mille monuments, n’est pas qu’un motif : elle rappelle le prix du témoignage, mais aussi la beauté d’une Église enracinée, qui, au fil des épreuves, a su demeurer sel et lumière — pour ses contemporains et chaque nouveau visiteur du Midi.
Sources consultées : Musée protestant (museeprotestant.org), INSEE, Yad Vashem, Archives Départementales du Gard, Yves Krumenacker (« Protestantismes en France, 1800-1945 »), Ministère des Armées – Mémoire des hommes, Foi & Vie (1920).