Quand la tempête gronde : Guerres mondiales et destin protestant dans le Midi

06/10/2025

Des orages sur la crête : l’entrée du Midi protestant dans la tourmente

Au début du XX siècle, le Midi protestant est enraciné dans ses terroirs, marqué par un sentiment d’appartenance intensifié par la mémoire huguenote et la vie paroissiale. Les villages cévenols, le Languedoc, le Roussillon vivent à leur rythme — agricole, artisanal, commerçant, religieux — lorsque la Première Guerre mondiale éclate en 1914. Le choc est immédiat : la mobilisation générale pénètre jusqu’aux hameaux les plus reculés. Le clivage entre protestants et catholiques, si central dans le XIX siècle, passe ici au second plan : c’est la France tout entière qui bascule dans la guerre, et les protestants, souvent patriotes, s’y engagent avec ferveur.

Pour comprendre les impacts profonds de ces conflits sur les communautés protestantes du Sud, il faut prendre en compte plusieurs dimensions — l’hémorragie démographique, la recomposition de la solidarité locale, les oscillations entre fidélité à la nation et attachement à la minorité, le bouleversement spirituel et théologique qu’entraîneront ces deux guerres.

1914-1918 : Le creuset d’une épreuve partagée

Des vies fauchées aux seuils des temples

La Première Guerre mondiale provoque un saignement terrible dans un Midi où les protestants représentent entre 10 et 30 % de la population selon les vallées (notamment dans le Gard, l’Hérault, la Haute-Loire). À l’instar du reste du pays, la saignée démographique est partout visible. On estime qu’environ 16 000 hommes du Gard sont morts au front (source : INSEE), et dans les villages protestants, les plaques commémoratives se noircissent de noms. À Vialas, à Saint-Jean-du-Gard, à Mialet, jusqu’à 10 % de l’effectif masculin adulte peut disparaître en quatre ans.

  • Les petits villages, qui comptaient déjà un équilibre fragile entre protestants et catholiques, voient parfois des offices réduits à quelques veuves et vieillards.
  • Les écoles du dimanche ferment temporairement faute de jeunes hommes pour encadrer.
  • La crainte que le protestantisme ne survive pas à la « Grande Faucheuse » pénètre jusque dans les rapports synodaux de l’époque (Archives des Synodes de la Drôme et de l’Ardèche, 1917-1919).

L’épreuve du manque et la solidarité renouvelée

Les femmes, déjà souvent actrices-clés dans la vie ecclésiale, deviennent les véritables « gardiennes du temple ». L’absence des hommes métamorphose la communauté :

  • Les œuvres de diaconie (entraide, soutien aux veuves, distribution de vivres) prennent leur essor, sous l’impulsion des pasteures et assistantes de paroisse, mais aussi de mouvements féminins tels que la Fédération Française des Eclaireuses.
  • L’épuisement économique accentue la pauvreté dans les villages sur les hauteurs cévenoles : manque d’ouvriers agricoles, abandon de certaines terres, réduction des écoles protestantes.

L’Église locale devient, plus qu’avant, un réceptacle d’attention sociale et d’accueil. Un pasteur du Vigan évoque en 1915 : « Nos tables sont plus pauvres et pourtant les repas sont plus partagés qu’avant-guerre » (Lettre, Archives paroissiales du Vigan, 1915).

Entre fidélité républicaine et conscience minoritaire

Engagements, pertes… et débats de conscience

La culture protestante cévenole, encore nourrie d’une mémoire des persécutions et d’une identité de minorité, se retrouve confrontée à un douloureux mais noble paradoxe : défendre la patrie fut entendu ici comme un devoir d’autant plus fort que la République, depuis 1789, avait garanti la liberté de culte.

  • Pour de nombreux jeunes protestants, l’uniforme bleu-horizon est vécu comme une marque d’égalité retrouvée et d’émancipation civique.
  • Mais la tentation pacifiste, surtout à partir de 1916, commence à circuler dans les lettres de soldats et dans quelques temples, où sourd la question : Dieu peut-il vouloir la guerre ?
  • Quelques pasteurs (moins nombreux qu’en Suisse ou dans le Nord) osent prêcher, prudemment, la paix ou la miséricorde pour l’ennemi. D’autres, tel le pasteur Jules Puech à Alès, oscillent entre soutien à la cause nationale et rappel évangélique de l’amour du prochain.

Richesse et douleur du retour

Le retour des survivants laisse le milieu paroissial hériter d’une double expérience : beaucoup rapportent un élargissement d’horizon (contact des soldats venus d’ailleurs, montée de l’idée européenne) et, en même temps, une grande fatigue morale, voire une crise de foi.

  • Des récits de silence devant Dieu — questionnant sa présence dans l’horreur — abondent dans les bulletins paroissiaux de 1918-1919.
  • La trame théologique se déplace : l’espérance chrétienne, la consolation, le refus du fatalisme font l’objet de prédications redoublées (cf. « Guerre et conscience protestante », Foi & Vie, 1920).

1939-1945 : Du deuil à la résistance spirituelle

La progression de l’antisémitisme et la solidarité protestante

La Seconde Guerre mondiale vient éprouver différemment le peuple protestant du Midi. Si la mobilisation de 1939 est moins meurtrière (les chiffres exacts sont difficiles à établir, mais la mortalité directe au front est cinq fois inférieure à celle de 14-18, source : Ministère des Armées), c’est sur le plan de la conscience et du courage civil que le protestantisme cévenol va se distinguer : l’accueil, puis la protection de milliers de réfugiés, notamment juifs, traqués par Vichy et l’Allemagne nazie.

  • Le Chambon-sur-Lignon, quoique situé en Haute-Loire, forge, en lien avec le Gard et la Lozère, une image forte : plus de 2 500 Juifs y furent cachés, sauvés par des protestants et des compatriotes solidaires (source : Yad Vashem, Musée protestant, museeprotestant.org).
  • À Anduze, Alès, Valleraugue, Mialet, Montpellier – des réseaux de filières protestantes agissent, discrètement, pour fournir de faux papiers, orienter des enfants vers la Suisse, recueillir des familles dans les fermes isolées des vallées cévenoles.
  • Des pasteurs, institutrices, diaconesses et familles laïques prennent des risques – plusieurs connaîtront dénonciation, internement ou déportation, comme le pasteur Jean Peyrot de Nîmes.

Réseaux, clandestinité et ancrage biblique

Pourquoi cette mobilisation protestante, souvent disproportionnée par rapport au nombre de fidèles locaux ? Plusieurs éléments expliquent cet engagement :

  1. Une mémoire collective de la persécution, transmise par l’oralité et la Bible des familles, rappelant le devoir d’hospitalité et la protection du persécuté (Exode 22, Matthieu 25).
  2. Une tradition d’éducation protestante laïque, qui valorise le discernement individuel et incite à la désobéissance civile quand l’éthique de l’Évangile l’exige.
  3. L’organisation réseau de l’Église réformée, qui facilite des actes de solidarité discrets et efficaces.

Impact de la guerre sur la vie cultuelle et paroissiale

  • L’occupation interrompt de nombreuses activités ecclésiales. À Sommières, Anduze, La Grand-Combe, plusieurs temples sont surveillés, certains pasteurs interrogés alors que des soupçons de résistance émergent.
  • Les écoles protestantes, rares mais précieuses, sont fermées, certains instituteurs envoyés au STO, d’autres s’engagent dans la Résistance.
  • La clandestinité favorise paradoxalement le retour à une foi intérieure : réunions en petits groupes chez l’habitant, lectures bibliques nocturnes, prières pour les persécutés – le protestantisme du Midi redécouvre sa force de « petit reste » comme au temps du Désert.

Après la guerre : recompositions, défis et mémoire vivante

Reconstruire et transmettre

La Libération marque une nouvelle étape : le bilan est lourd, mais le tissu paroissial n’est pas brisé. Au contraire, l’engagement diaconal, l’éducation populaire, la réflexion œcuménique sortent renforcés de l’épreuve.

  • Plusieurs pasteurs du Midi deviennent des figures nationales – André Trocmé, Charles Guillon, Daniel Faucher — engagés dans la Réconciliation, la Ligue des droits de l’homme, ou encore la fondation du CNEF.
  • L’expérience de la clandestinité pousse à une union nouvelle entre Églises protestantes historiques et mouvements évangéliques naissants (voir Yves Krumenacker, « Protestantismes en France, 1800-1945 », éd. Labor et Fides).
  • Le rôle dans le sauvetage des Juifs crée un courant fort de travail de mémoire : chaque été, des milliers de visiteurs viennent sur les lieux du Chambon, de Mialet, d’Anduze, pour écouter les récits de courage.

Défis contemporains : transmission, sens et vie locale

Aujourd’hui, les communautés protestantes locales du Midi portent, dans leurs gènes, cette mémoire d’épreuve et de solidarité. Beaucoup de temples luttent contre la désertification rurale, la fragmentation générationnelle, mais gardent ce réflexe de résistance spirituelle : entraide, accueil de migrants, engagement pour la justice.

  • La réflexion sur le rapport à la violence, si vif dans les sermons de l’après-guerre, irrigue encore la prédication et la diaconie protestante régionale.
  • La transmission du souvenir n’est pas seulement une fidélité aux héros, mais un appel à travailler pour la paix, dans le sillage de ceux qui, devant l’histoire, choisirent l’Évangile de la miséricorde.

L’empreinte des guerres sur l’âme protestante du Midi

Au creux des vallées cévenoles ou sur les terres du Languedoc, cette mémoire des guerres mondiales a tissé un rapport singulier à l’histoire, au courage, à la discrétion. Ni héroïsme tapageur ni oubli : mais la conviction profonde qu’une foi minoritaire traverse le siècle lorsqu’elle sait conjuguer fidélité et ouverture, engagement pour l’autre et humilité.

La Croix du Sud, sur mille monuments, n’est pas qu’un motif : elle rappelle le prix du témoignage, mais aussi la beauté d’une Église enracinée, qui, au fil des épreuves, a su demeurer sel et lumière — pour ses contemporains et chaque nouveau visiteur du Midi.

Sources consultées : Musée protestant (museeprotestant.org), INSEE, Yad Vashem, Archives Départementales du Gard, Yves Krumenacker (« Protestantismes en France, 1800-1945 »), Ministère des Armées – Mémoire des hommes, Foi & Vie (1920).

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