Lorsque retentissent les premiers coups d’arquebuse dans les montagnes cévenoles, le royaume de France vient d’entrer dans une ère de persécution sans merci contre ses sujets protestants. La révocation de l’Édit de Nantes en 1685, voulue par Louis XIV, interdit le culte réformé et précipite les communautés du Languedoc, du Vivarais et du Bas-Languedoc dans la clandestinité. Malgré la violence des “dragonnades” et l’exil massif des pasteurs (près de 2000 en seulement cinq ans selon Patrick Cabanel), la foi se fait souterraine : assemblées secrètes, lectures de la Bible en cachette, maintien parfois risqué de sacrements.
En 1702, une “Petite guerre” éclate : elle va durablement marquer l’histoire sociale et religieuse du Sud. C’est le temps de la “guerre des Camisards”, du nom de ces protestants insurgés, souvent paysans ou artisans, regroupés dans les maquis de la montagne. Mais qui étaient ceux qui les guidèrent ? D'où venaient-ils ? Et quelle trace ont-ils laissée ?
La mémoire protestante a retenu, au-delà du foisonnement de petits chefs de bande, quelques grandes figures. Outre leur audace militaire, ces hommes – très jeunes souvent – se singularisent par leur charisme, la force de leur foi et la marque qu’ils ont imprimée sur l’imaginaire collectif.
Cavalier incarne le chef camisard par excellence. Adhérant très jeune au mouvement, il se distingue dès novembre 1702, lors de la prise de l’église de St-Jean-du-Gard. Débordant d'énergie, inspiré par une foi ardente, il fédère de petites troupes et multiplie les coups d’éclat. Entre 1702 et 1704, sous sa direction, les camisards remportent plusieurs succès spectaculaires, notamment à Sauve, à Vagnas ou lors de l’embuscade dite du “Val de l’Homme Mort” (1703).
Son charisme attire à lui jusqu’à 3000 hommes selon certains rapports de l’intendance royale (source : Laurens, 2016). Mais ce qui frappe chez Cavalier, c’est l’art de la guerre “à la cévenole” : attaques nocturnes, intelligence du terrain, rapidité de déplacement. Il sait éviter l’affrontement frontal, préférant la guérilla, harcelant les troupes royales, toujours insaisissable.
En avril 1704, reconnu comme le principal chef camisard, il négocie à Nîmes avec le maréchal de Villars et obtient la garantie d’un exil en toute sécurité pour ses hommes. L'épisode marquera un tournant. Cavalier s’engage ensuite comme officier dans l’armée anglaise, puis occupera divers postes en exil, notamment en Irlande. Il meurt en 1740, à Chelsea, loin de ses Cévennes natales. Son influence, cependant, perdure comme celle d’un symbole populaire d’insoumission et de dignité.
Rolland, c’est la figure mystique et ardente. Converti par le “souffle prophétique” qui traverse alors les assemblées, il est réputé pour avoir vécu des visions et reçu des paroles de Dieu. Chef respecté, il galvanise de nombreux insurgés, notamment par son courage lors des batailles de Bouquet et de Martignargues (1703).
Contrairement à Cavalier, Rolland refuse la négociation jusqu’au bout. Il meurt au combat à Castelnau-Valence le 14 août 1704, trahi alors qu’il tentait de traverser le Gardon. Sa mort est vécue comme un martyre par les protestants cévenols. Elle assoit l’image du chef inspiré, fidèle à la cause, devenu icône de la résistance religieuse et populaire.
Moins connus du grand public, mais essentiels pour la résistance hors Cévennes, les frères Couderc mènent la lutte dans le sud de l’Aveyron et du Tarn, territoires charnières entre Midi et Rouergue. Leurs troupes, plus restreintes, multiplient escarmouches et coups de main – n’hésitant pas parfois à s’allier aux “bandes” de la montagne. Le Tarn résistera ainsi plus longtemps à la répression grâce à leur connaissance du pays.
Bonbonnoux, ou “le Bonbonnou”, demeure une figure atypique : chef local haut en couleur, redouté pour la soudaineté de ses attaques, il restera un temps insaisissable pour la troupe royale. Sa ruse et sa connaissance des garrigues montpelliéraines permettront au mouvement camisard d’allumer d’autres foyers de protestation jusque dans l’Est du Languedoc.
Chaque vallée, chaque vallée, chaque crête a porté ses héros locaux – comme Jacques Raynaud “le traverseur”, fin connaisseur des drailles cévenoles, ou Jean Arnaud, “le ministre laïque”, passé à la postérité pour sa ferveur spirituelle autant que pour son engagement militaire.
Tous partagent une origine populaire : bergers, laboureurs, artisans, faiseurs de bas ou de sabots. À une ou deux exceptions près, aucun n’appartient à la vieille noblesse protestante, en ruine ou exilée depuis la Révocation. Ce sont les “petites gens” de la montagne qui, prises dans la tourmente, endossent le costume de chef de guerre. Cette horizontalité sociale, rare à l’époque, confère au mouvement camisard une coloration populaire et une capacité d’entraide radicale.
Ce qui unit ces hommes, plus que tout, c’est la force d’une foi vécue comme une affaire vitale : la lecture directe de la Bible (souvent au risque de mort), la certitude d’être “inspirés”, appelés à témoigner envers et contre tous pour leur Dieu. Au cœur des assemblées secrètes, il n’est pas rare que les chefs eux-mêmes reçoivent des paroles “prophétiques” – guidant la troupe, réconfortant les persécutés, ou décidant d’une attaque à venir (France Archives, Fonds Camisard).
Leur culture militaire s’invente dans la clandestinité : peu formés à la guerre, ils déploient une inventivité qui va surprendre les officiers du Roi. Les troupes royales, plus de 20 000 soldats et 18 régiments de dragons mobilisés selon P.-A. Robert (voir “La Guerre des Cévennes”, 1893), ne viendront jamais complètement à bout d’une guérilla élastique, qui repose sur :
L’influence des chefs camisards, dans la conduite de la guerre, marque la société méridionale de plusieurs façons :
Par leur rayonnement et leur intransigeance (notamment Rolland, refusera jusqu’à la mort tout compromis), ils contribuent à faire entrer la “fidélité” dans la culture protestante du Midi. On leur doit aussi une dynamique de mémoire : des lieux comme le Désert du Mas Soubeyran ou la grotte de Rouville entretiennent encore la trace de leur passage.
L’influence des chefs camisards ne s’est pas limitée à la question militaire. Devenant figures d’inspiration, ils nourrissent – parfois malgré eux – une mythologie protestante qui a irrigué l’imaginaire du Midi.
Au-delà des Cévennes, la guerre des Camisards – et notamment le prestige de ses chefs – ont contribué à modifier la perception du protestantisme français à l’étranger. L’Europe réformée (Pays-Bas, Angleterre, Suisse) s’émeut du “miracle camisard”. Les réfugiés sont accueillis, les récits circulent, et jusqu’à Voltaire qui, dans ses Lettres philosophiques, voit dans l’insoumission camisarde un exemple de liberté de conscience sous la tyrannie.
L’influence directe ou indirecte des chefs n’a pas cessé de traverser l’histoire de la région. Des luttes pour la liberté religieuse à l’accueil des persécutés, de l’attachement à la terre à l’éveil des solidarités villageoises, la “leçon camisarde” irradie encore la mémoire protestante du Midi.
Aujourd’hui, dans chaque sentier escarpé, dans chaque cimetière du Désert, le nom de ces chefs résonne comme une invitation à tenir bon, à rester fidèle, à persévérer dans la dignité – dans l’espérance, aussi, que la vallée obscure peut toujours s’ouvrir sur une lumière inattendue.
Sources principales : Patrick Cabanel, Une histoire des protestants en France XVIe-XXIe siècle, Jean-Paul Chabrol, Les Camisards, Archives du Musée du Désert, France Archives – Fonds Camisards, Pierre-André Robert, La Guerre des Cévennes.