Les figures protestantes du Midi : Mémoires vivantes des Cévennes et du Languedoc

15/09/2025

Racines historiques et enjeux d’identité

La persistance des commémorations protestantes dans les Cévennes et le Languedoc plonge avant tout ses racines dans une histoire particulière, où la foi fut, littéralement, affaire de vie ou de mort. Après la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, ces terres sont devenues un foyer de résistance unique en Europe, la région restant entre la fin du XVII siècle et le début du XVIII un bastion d’un protestantisme clandestin.

Selon l’historien Patrick Cabanel, environ 200 à 300 000 protestants étaient recensés en Languedoc et Cévennes autour de la Révocation (Cabanel, Histoire des protestants en France). La guerre des Camisards (1702-1710) fit, pour sa part, pas moins de 30 000 morts et déporta des milliers de familles. Commémorer Abraham Mazel, Pierre Laporte dit Rolland ou Marie Durand, ce n’est jamais simplement honorer des irréductibles, mais rappeler que ces terres furent modelées, jusque dans leurs paysages, par cette épreuve et cette créativité de survie.

  • Le “Désert”, nom donné à la période de clandestinité, irrigue encore aujourd’hui la mémoire protestante régionale : sentiers, temples, croix huguenotes, assemblées familiales ou communautaires témoignent de ce passé.
  • Les “Assemblées du Désert”, rassemblant chaque début septembre plus de 15 000 personnes à Mialet (source : Musée du Désert), sont un événement unique, réunissant protestants, sympathisants et curieux autour d’un patrimoine de résistance et de liberté de conscience.

Figures protestantes : incarnations de valeurs actuelles

Commémorer, ici, devient aussi un acte de transmission. Les figures protestantes que l’on célèbre — Marie Durand, qui a résisté 38 ans à la prison pour sa foi ; Pierre Laporte Rolland, meneur camisard assassiné en pleine jeunesse ; Jean Cavalier, négociateur improbable devenu général — incarnent des valeurs qui dialoguent avec les défis présents.

Liberté, résistance, solidarité : les héros d’hier, inspirateurs d’aujourd’hui

  • Marie Durand : Femme de la tour de Constance à Aigues-Mortes, inscrivant “Résister” sur une pierre, elle rappelle aujourd’hui les luttes des femmes et la justice face aux emprises totalitaires. En 2018, la Maison du Protestantisme cévenol a accueilli plus de 10 000 visiteurs, preuve que sa force interroge toujours.
  • Jean Cavalier : De simple boulanger à chef de guerre, il est célébré non comme un militariste mais comme un médiateur, tentant de négocier la liberté de culte plutôt que la violence aveugle. Son parcours retentit auprès des minorités religieuses d’aujourd’hui, confrontées à la nécessité du dialogue.
  • Pasteurs du Désert et Résistants (XX siècle) : Plus près de nous, des figures comme André Trocmé, pasteur du Chambon-sur-Lignon qui sauva plusieurs milliers de juifs lors de la Shoah, rappellent la force de l’accueil et du courage face à l’injustice. L’inscription du village au Patrimoine mondial de l’Humanité par l’UNESCO en 2017 a révélé la portée universelle de ces actes guidés par la foi.

Au fil des décennies, les valeurs et récits portés par ces figures sont devenus des ressources vivantes. Ils inspirent des actions sociales, des mouvements d’accueil de migrants (comme à Mazet-Saint-Voy ou Montpellier), la vie associative, et la réflexion sur la laïcité ou la désobéissance civile.

Mémoire et famille : transmission intergénérationnelle

Les commémorations protestantes n’ont rien d’un folklore figé. Elles sont, pour beaucoup de familles cévenoles et languedociennes, un moment de renouvellement du lien à l’histoire. Au-delà des célébrations publiques ou des visites de musées (comme le Musée du Désert, 56 500 visiteurs en 2023 — source : rapport annuel du musée), ce sont des récits transmis à la table, des Bibles de famille, des anecdotes, parfois un cimetière caché dans la garrigue.

  • Les “Cévenols de l’extérieur” (descendants de protestants partis “au Désert” ou au Refuge) font chaque année le pèlerinage vers la terre de leurs aïeux, renouant avec la culture occitane et huguenote, favorisant un brassage mémoriel et culturel inattendu.
  • Des initiatives scolaires et paroissiales (ateliers, pièces de théâtre, promenades mémorielles) permettent aussi la reprise des grands thèmes : liberté de conscience, dignité dans l’épreuve, responsabilités face à la violence.

La transmission n’est pas purement religieuse, elle est aussi sociale et identitaire : pour nombre d’habitants, qu’ils soient protestants ou non, ces figures symbolisent une capacité d’opposition aux injustices, une fierté d’être de ce pays, de ce “petit peuple” (notion chère à Philippe Joutard).

Commémorer aujourd’hui : une réponse aux enjeux contemporains

L’actualité donne, si l’on y prend garde, une actualité aiguë à la mémoire protestante régionale. Alors que les tensions sur la laïcité ou le vivre-ensemble s’avivent, que des débats sur identité et migration fracturent la société, la commémoration de figures protestantes du Sud offre des repères alternatifs.

  • La pluralité religieuse et culturelle a toujours traversé le Languedoc et les Cévennes. Se souvenir des protestants signifie rappeler que l’on peut vivre ensemble dans des convictions différentes, parfois âprement opposées, mais sans renoncer à la dignité de l’autre. Cette actualisation rejoint les engagements œcuméniques d’aujourd’hui et le dialogue interreligieux.
  • Face à la montée de l’intolérance, le souvenir des “nouveaux martyrs” protestants encourage des gestes d’hospitalité : de nombreuses paroisses sont engagées dans l’accueil de réfugiés, s’inspirant de cet héritage (par exemple, le Réseau Welcome à Nîmes ou l’association Accueil et Partage à Alès).
  • La mémoire protestante du Désert accompagne également un renouvellement spirituel : le besoin de lieux de silence, de retraites, de spiritualités non-institutionnelles est très fort chez les plus jeunes (Cabanel, “Les protestants et le XXI siècle” , 2022). Ainsi, randonner sur les traces des Camisards ou méditer devant les ruines d’un temple portent un sens contemporain : celui d’une foi incarnée, humble, solidaire.

Des commémorations ancrées dans la vie locale

Si ces hommages ne s’essoufflent pas, c’est sans doute parce qu’ils sont avant tout incarnés, et non figés dans le marbre. Chaque année, les rendez-vous du patrimoine protestant rythment la vie locale :

  • L’Assemblée du Désert (Mialet) : plus de 15 000 participants, lectures, cantiques, conférences, moments citoyens.
  • Pèlerinage sur les traces de Rolland à la montagne de Bougès : plus de 300 marcheurs chaque été, souvent familles entières venues retrouver le “Pays du Désert”.
  • Célébrations autour de la Tour de Constance à Aigues-Mortes : mémoire de Marie Durand, prières œcuméniques et évocation de la résistance des femmes.

Plus de 50 lieux de mémoire protestants sont ouverts au public dans les départements concernés (selon l’association Vivre la Cévenne protestante), allant du temple du Rouve à la Maison du Protestantisme à Nîmes. Cette vivacité s’accompagne aussi d’initiatives éditoriales, artistiques et numériques : expositions, podcasts, éditions bilingues occitan-français, participation aux Journées européennes du patrimoine…

Perspectives et dynamismes de la mémoire protestante

La commémoration des figures protestantes du Midi n’est pas un simple devoir envers le passé : elle demeure une force d’inspiration et de transformation. Par leur courage, leur créativité clandestine, leur générosité, ces hommes et ces femmes témoignent d’une autre manière de vivre la foi et la citoyenneté.

Pour certains, ce sera un héritage culturel ; pour d’autres, un cheminement spirituel ou un engagement citoyen. Ce qui demeure, c’est la conviction partagée que se souvenir, ici, c’est aussi ouvrir la possibilité d’un avenir plus juste, où l’on s’enracine sans s’enfermer. La figure du camisard, du prédicant, de l’accueillant, ne cesse de questionner notre présent — car, comme le rappelait le pasteur Wilfred Monod, “Il n’a pas une mémoire morte, mais une mémoire agissante”.

Loin d’être de simples figures de pierre ou de légende, les protestants commémorés sont des éclaireurs, toujours susceptibles de réveiller chez celles et ceux qui avancent, sur ces chemins du Midi, un goût indéracinable de liberté et de fraternité.

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