La persistance des commémorations protestantes dans les Cévennes et le Languedoc plonge avant tout ses racines dans une histoire particulière, où la foi fut, littéralement, affaire de vie ou de mort. Après la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, ces terres sont devenues un foyer de résistance unique en Europe, la région restant entre la fin du XVII siècle et le début du XVIII un bastion d’un protestantisme clandestin.
Selon l’historien Patrick Cabanel, environ 200 à 300 000 protestants étaient recensés en Languedoc et Cévennes autour de la Révocation (Cabanel, Histoire des protestants en France). La guerre des Camisards (1702-1710) fit, pour sa part, pas moins de 30 000 morts et déporta des milliers de familles. Commémorer Abraham Mazel, Pierre Laporte dit Rolland ou Marie Durand, ce n’est jamais simplement honorer des irréductibles, mais rappeler que ces terres furent modelées, jusque dans leurs paysages, par cette épreuve et cette créativité de survie.
Commémorer, ici, devient aussi un acte de transmission. Les figures protestantes que l’on célèbre — Marie Durand, qui a résisté 38 ans à la prison pour sa foi ; Pierre Laporte Rolland, meneur camisard assassiné en pleine jeunesse ; Jean Cavalier, négociateur improbable devenu général — incarnent des valeurs qui dialoguent avec les défis présents.
Au fil des décennies, les valeurs et récits portés par ces figures sont devenus des ressources vivantes. Ils inspirent des actions sociales, des mouvements d’accueil de migrants (comme à Mazet-Saint-Voy ou Montpellier), la vie associative, et la réflexion sur la laïcité ou la désobéissance civile.
Les commémorations protestantes n’ont rien d’un folklore figé. Elles sont, pour beaucoup de familles cévenoles et languedociennes, un moment de renouvellement du lien à l’histoire. Au-delà des célébrations publiques ou des visites de musées (comme le Musée du Désert, 56 500 visiteurs en 2023 — source : rapport annuel du musée), ce sont des récits transmis à la table, des Bibles de famille, des anecdotes, parfois un cimetière caché dans la garrigue.
La transmission n’est pas purement religieuse, elle est aussi sociale et identitaire : pour nombre d’habitants, qu’ils soient protestants ou non, ces figures symbolisent une capacité d’opposition aux injustices, une fierté d’être de ce pays, de ce “petit peuple” (notion chère à Philippe Joutard).
L’actualité donne, si l’on y prend garde, une actualité aiguë à la mémoire protestante régionale. Alors que les tensions sur la laïcité ou le vivre-ensemble s’avivent, que des débats sur identité et migration fracturent la société, la commémoration de figures protestantes du Sud offre des repères alternatifs.
Si ces hommages ne s’essoufflent pas, c’est sans doute parce qu’ils sont avant tout incarnés, et non figés dans le marbre. Chaque année, les rendez-vous du patrimoine protestant rythment la vie locale :
Plus de 50 lieux de mémoire protestants sont ouverts au public dans les départements concernés (selon l’association Vivre la Cévenne protestante), allant du temple du Rouve à la Maison du Protestantisme à Nîmes. Cette vivacité s’accompagne aussi d’initiatives éditoriales, artistiques et numériques : expositions, podcasts, éditions bilingues occitan-français, participation aux Journées européennes du patrimoine…
La commémoration des figures protestantes du Midi n’est pas un simple devoir envers le passé : elle demeure une force d’inspiration et de transformation. Par leur courage, leur créativité clandestine, leur générosité, ces hommes et ces femmes témoignent d’une autre manière de vivre la foi et la citoyenneté.
Pour certains, ce sera un héritage culturel ; pour d’autres, un cheminement spirituel ou un engagement citoyen. Ce qui demeure, c’est la conviction partagée que se souvenir, ici, c’est aussi ouvrir la possibilité d’un avenir plus juste, où l’on s’enracine sans s’enfermer. La figure du camisard, du prédicant, de l’accueillant, ne cesse de questionner notre présent — car, comme le rappelait le pasteur Wilfred Monod, “Il n’a pas une mémoire morte, mais une mémoire agissante”.
Loin d’être de simples figures de pierre ou de légende, les protestants commémorés sont des éclaireurs, toujours susceptibles de réveiller chez celles et ceux qui avancent, sur ces chemins du Midi, un goût indéracinable de liberté et de fraternité.