Les Cévennes, chaînes montagneuses installées aux portes du Languedoc et du Massif central, ont longtemps frappé par leur âpreté. Les “montagnes de granit et de schiste, boisées, pierreuses, peu fertiles” (cf. Philippe Joutard, La légende des Camisards, Gallimard, 1977) dessinèrent, à travers collines, ravins et forêts de châtaigniers, un véritable labyrinthe naturel. Cette géographie a été bien plus qu’un simple décor : elle a permis la survie et la résistance d’une minorité traquée, souvent persécutée.
C’est dans ce refuge naturel que les “assemblées du désert” purent se tenir en cachette, défiant l’interdit royal. Ainsi, les Cévennes ne furent pas seulement le théâtre mais l’actrice silencieuse d’une résistance endémique, parfois presque invisible aux yeux du pouvoir.
Mais la géographie n’explique pas tout. Dès le XVIe siècle, la Réforme a trouvé en Cévennes un terreau fertile, au moins autant pour des raisons historiques que naturelles.
Ainsi, se forment dès le commencement de la Réforme une identité protestante marquée par l’obstination, la lecture communautaire de la Bible, et des “réseaux familiaux” très soudés, qui serviront de base à la clandestinité après la Révocation de l’édit de Nantes.
La Révocation de l’édit de Nantes en 1685 par Louis XIV fut un séisme ; mais les Cévennes résistèrent d’une manière unique. Là où d’autres régions protestantes s’étiolèrent ou virèrent au catholique, la foi cévenole resta vivante, quoique souterraine.
Le soulèvement (1702-1704) dit “guerre des Camisards” prend naissance sur le mont Bougès, à l’initiative de quelques jeunes paysans, dont Abraham Mazel et Rolland Laporte. Ce fut, d’après certains historiens, le seul soulèvement populaire de l’Europe protestante post-réforme à connaître une aussi longue résistance armée avec une véritable organisation militaire et spirituelle (Philip Benedict, The Faith and Fortunes of France's Huguenots, 1600-85, Routledge, 2001).
La brutalité de la répression royale et l’acharnement à déraciner la foi n’eurent pour effet que de renforcer l’attachement des Cévenols à leur héritage biblique.
Ce qui distingue l’histoire cévenole, c’est aussi la nature de la résistance. Le désert dont il est fréquemment question n’est pas seulement une réalité physique. Il s’agit d’un état spirituel : celui du peuple hébreu fuyant l’Égypte, errant hors des villes, vivant dans l’attente et la fidélité (Exode 14-16).
Ainsi, la résistance ne fut pas seulement affaire d’affrontement militaire. Elle fut aussi, pourrions-nous dire, une preuve vivante qu’une foi que l’on veut effacer ne disparaît jamais mais s’enracine plus profondément encore dans le cœur des familles, des communautés de prière, des pierres mêmes des Cévennes.
Aujourd’hui encore, il est difficile d’arpenter la vallée de la Borgne, d’approcher le mont Aigoual, ou de visiter les mas isolés de la région sans ressentir la persistance de cet héritage.
Les paysages eux-mêmes portent l’empreinte de cette résistance : croix huguenotes sculptées sur les linteaux, sentiers balisés reliant d’anciens lieux d’assemblées, cimetières protestants, dont l’existence même témoignait jadis d’un refus obstiné de la soumission à la coutume catholique du “cimetière paroissial”.
Il existe aujourd’hui un tissu associatif et œcuménique local, qui veille à transmettre cette histoire : rassemblements commémoratifs, chants du Désert, marches historiques (“Marche de la Liberté” chaque septembre, réunissant des milliers de personnes entre Le Bouchet et Alès).
Pourquoi les Cévennes sont-elles restées, au fil des siècles, ce bastion imprenable du protestantisme ? Sans doute parce qu’ici, l’attachement à l’autonomie se mêle intimement à une spiritualité façonnée par la mémoire biblique du désert. C’est aussi un pays où, depuis cinq siècles, la liberté de conscience n’a jamais été simplement un grand mot, mais une question d’existence, transmise de famille en famille, de vallée en vallée.
Aujourd’hui encore, l’écho des “veillées du Désert” et des lectures familiales de la Bible résonne, non seulement dans les églises, mais dans la culture locale et, pour beaucoup, dans ce rapport unique à la nature, à la solidarité, à la mémoire partagée. Les Cévennes n’ont pas seulement été le théâtre de la résistance protestante : elles l’ont façonnée, rendue possible, et lui ont donné ses contours durables.
Ce patrimoine, loin d’être figé, continue d’interpeller tous ceux qui croisent le chemin cévenol. Il invite à relire l’histoire, à la questionner, et sans cesse à inventer, dans ce paysage rugueux, de nouvelles formes de fidélité, d’engagement, et d’espérance.